8

 

 

Jon observait son père. Il rapetissait à vue d’œil, en racontant son histoire : la nuit dans le Missouri où il avait laissé monter dans son camion une fille à l’air mal en point puis cette même fille, qui était partie dans un camion noir avec un autre routier. En revivant la scène, son père s’était ratatiné de plus en plus. Il avait fini par avoir l’air d’une petite boule recroquevillée derrière le volant. Après un long silence, il avait repris :

— Ensuite, lorsque j’ai compris que cela n’allait pas disparaître, lorsque j’ai compris ce que j’étais devenu, je…

— Que veux-tu dire par « ce que j’étais devenu » ? Qu’est-ce que tu…

— Jon, laisse-moi terminer. J’ai pris tout de suite des dispositions pour le divorce et j’ai tout laissé à ta mère. Enfin presque. J’ai demandé à mon avocat qu’il prélève pour moi un peu d’argent sur mon compte épargne. C’était assez pour vivre pendant un certain temps.

Bill se perdit dans ses réflexions, puis poussa un ricanement froid et murmura :

— Assez pour vivre. Ha ! En tout cas, je lui ai laissé tout le reste. Je savais que je n’en aurais plus besoin. J’étais sûr de ne jamais retourner à la maison. Je ne voulais pas me présenter devant vous dans cet… comme ça. Je ne comprenais toujours pas ce que c’était et je ne savais pas comment réagir. Mais je savais une chose : j’étais différent. J’avais remarqué en moi des changements, des changements bizarres, dans les quelques jours qui ont suivi la rencontre avec cette fille. La respiration, par exemple… Je me suis rendu compte avec surprise que, parfois, je ne respirais plus, mais plus du tout. J’ai découvert que je pouvais rester plusieurs heures d’affilée sans aspirer la moindre bouffée d’air. Et maintenant, il faut que je me force pour respirer. Je ne le fais plus machinalement. Et la lumière du soleil ! Je ne la supportais plus, Jonny, et je ne la supporte toujours pas. Et chaque fois que j’essayais de manger ou de boire, seulement de l’eau, j’avais la nausée, j’étais malade à crever. Mais je continuais à avoir faim, je mourais d’envie de quelque chose. Puis je me suis senti très mal… faible, tremblant comme une feuille. Glacé. Je me suis finalement arrêté une nuit à un hôpital pour me rendre aux Urgences. Il y avait là un jeune gars. Il avait été renversé par une voiture et il saignait comme un porc. Il y en avait partout. Dans toute la salle d’attente. Sur le sol, sur l’un des canapés. J’ai senti cette odeur à la seconde même où je suis entré et cela m’a rendu… fou. Je suis tombé à genoux, j’ai collé mon visage contre le carrelage et je me suis mis à laper. Je me suis vautré comme un animal. L’infirmier de nuit s’est mis à hurler et s’est… arrêté pile. Il me regardait. Comme s’il ne parvenait pas à en croire ses yeux. Bon Dieu, ça se comprend ! Moi non plus, je n’en revenais pas de faire ça. Seulement, c’était délicieux, vraiment délicieux ! Et après, je me suis senti beaucoup mieux. Plus fort. Plus alerte. Au bout de quelques secondes, le médecin s’est approché de moi en criant… je ne sais plus quoi. J’ai déguerpi à toute blinde, foncé jusqu’à mon camion et démarré aussitôt. Et j’ai compris à ce moment-là ce que j’étais et ce dont j’avais besoin. Et j’ai su aussi qu’il m’en faudrait tout de suite. Faut dire… que je n’en revenais pas. Oui, j’avais bel et bien fait ça et je ne parvenais pas à le croire parce que c’était incroyablement… dingue. En tout cas, c’était la vérité. Et je crevais encore la dalle.

Bill passa une main sur son visage et détourna son regard, muré dans le silence.

Jon sentit un poids glacial dans sa poitrine. Il se rendit compte qu’il serrait les poings sur ses genoux et que tout son corps était extrêmement tendu. Il eut peur de vomir mais se rassura en se disant qu’après tout, vu les circonstances, c’était plutôt compréhensible. Après avoir considéré pendant seize ans son père comme un type formidable, un homme fort, solide, chaleureux, il lui fallait maintenant reconnaître que son papa avait complètement disjoncté. Son père était un fou.

— Il y avait une auto-stoppeuse, poursuivit Bill d’une voix tranquille. Je l’ai fait monter. Je… lui ai fait mal. Mais je ne l’ai pas tuée. Je ne le crois pas, du moins. J’ai essayé de toutes mes forces de me limiter pour ne prendre que la ration dont j’avais besoin. Puis je l’ai laissée sur le bord de la route. Inconsciente.

Jon dut ravaler de la bile avant de prendre la parole :

— Seigneur ! papa ! toi ! mais tu entends ce que tu me…

— Je n’ai plus jamais recommencé, s’empressa de préciser le père. Et je ne le ferai plus. Je me le procure d’une autre façon. Je ne veux blesser personne. Voilà pourquoi je… je prends celui des animaux. Parfois je le vole. Dans un hôpital ou dans une banque de sang. Mais pas celui des gens, Jonny.

D’une main, Bill se frotta les yeux avec un geste las, avant de poursuivre :

— Mais dernièrement… eh bien, je me sens plutôt patraque. Je ne sais pas vraiment ce qui cloche, n’empêche. Comme si… Comme si j’avais tout le temps une mauvaise grippe. Ou pire, peut-être. Je l’ignore, ajouta-t-il d’une voix quasiment inaudible en hochant la tête.

Des larmes roulèrent sur les joues de Jon. Il voulut prendre la main de son père mais retint son geste, incapable de le toucher.

— Papa, tu… commença-t-il d’une voix étranglée. Tu devrais voir un médecin, crois-moi. Tout de suite. Il doit bien y avoir un hosto dans le coin, non ? On pourrait t’y transporter en ambu…

— Jon, les médecins ne peuvent plus rien pour moi. Tu sais ce qu’ils feront si jamais ils découvrent ce que je suis ?

— Papa, tu n’en sais rien, écoute, il n’y a pas… (Jon se tut pour reprendre son souffle.) Sois raisonnable, papa. Souviens-toi quand j’étais tout petit et que tu me laissais regarder à la télé La Nuit des morts vivants. Tu savais bien que tu allais devoir ensuite rester éveillé toute la nuit pour m’expliquer que ce n’était qu’un film, qu’il n’existe pas de créatures comme les fantômes et les monstres et… papa, tu… tu as besoin de te faire soigner.

Vite, Jon tourna la tête. Il était honteux de ce qu’il venait de dire et ne voulait pas que son père le voie pleurer. Il sentit ses doigts glacés saisir son menton, le forcer à tourner la tête vers lui pour qu’ils se regardent de nouveau. Jon essaya de reculer. Le visage, les yeux de son père lui étaient insupportables, mais sa poigne demeurait ferme.

— Regarde-moi ! Jonny, regarde-moi ! Regarde !

Jon essuya une larme et regarda son papa. Il le vit ouvrir lentement la bouche, l’ouvrir de plus en plus grande. Puis il vit une chose remuer dans sa bouche ; quelque chose qui descendait du haut de son palais en grandissant. Deux dents. Des canines. Elles pointaient des gencives comme les crocs d’un serpent. Les extrémités fines comme des têtes d’aiguille brillaient de salive.

Jon éclata en sanglots comme un bébé.

Bill s’empressa de consoler son fils. Il le prit dans ses bras, l’assurant qu’il n’avait aucune raison d’avoir peur. Au début, Jon se débattit et refusa d’écouter son père. Puis soudain, il répondit à sa tendresse et le supplia de consulter un médecin, de se faire soigner, de tenter quelque chose pour soigner cette maladie qui avait déclenché tout cela. Mais Bill n’était pas convaincu : il était certain qu’un médecin serait incapable de le guérir.

Ils discutèrent encore un moment. Bill changea de sujet. Jon lui expliqua plus en détail la crise cardiaque de sa grand-mère, leur accident de voiture. Son père lui posa des questions au sujet de ses deux sœurs, de ses amis et bien sûr, de sa mère, A. J., le surnom affectueux que Bill avait inventé pour Adelle Janine. Elle devait être en ce moment quelque part dans le Gold Pan, il en était certain, à se ronger les sangs à son sujet, à se demander où il était parti. Peut-être même craignait-elle, vu la froideur de leur relation, qu’il ait fait du stop et fugué.

— Jon, tu dois retourner dans le restaurant.

— Viens avec moi.

Cet appel fut douloureux pour le père.

— Je ne le peux pas, murmura-t-il. Tu le sais bien.

— Alors, laisse-moi rester avec toi !

Incapable de prononcer un mot, Bill fit non de la tête.

— Je vais t’accompagner jusqu’à la porte, déclara-t-il enfin. Il y a encore plusieurs choses que je veux t’expliquer.

Tandis qu’ils marchaient sur le bas-côté de la route, leurs semelles crissant sur la neige gelée, Bill poursuivit :

— Jonny, tu dois me promettre une chose. Ne dis pas à ta mère que tu m’as vu. Sous aucun prétexte.

Jon ne répondit pas, mais parut comprendre. Peut-être ne disait-il rien aussi parce qu’il était encore sous le choc.

— Est-ce que je pourrai te revoir plus tard ? demanda-t-il au bout d’un moment. On va rester ici longtemps, tu sais. Sans doute toute la nuit. Je pourrais peut-être ressortir après avoir mangé, dire à maman que je vais faire une partie de flipper ou un tour… enfin, n’importe quoi, et je reviendrai te voir.

— Non ! Non, Jon, surtout pas. Écoute-moi.

Ils s’arrêtèrent au milieu du parking et se firent face sous la neige qui tombait toujours.

— Tu te souviens que je t’ai parlé d’une fille ? La fille qui m’a mordu ? Et du type qui conduisait le camion noir ?

Jon acquiesça.

— Ils sont ici. Ce soir. En fait, il y a deux camions. Voilà pourquoi je suis ici, moi aussi. Pour les retrouver.

— Q… Que vas-tu faire ?

— Eh ben, j’hésite encore. Mais s’ils m’ont fait ça, ils l’ont fait à d’autres. Et ils le feront encore probablement. Je suis à leurs trousses. Ça n’a pas été facile parce que je ne peux conduire qu’à partir de la tombée de la nuit. Eux roulent de jour. Ce qui signifie donc que ces deux chauffeurs… ne sont pas… comme moi.

L’expression de Jon changea tout à coup. Ses prunelles se rétrécirent, il se mordilla la lèvre inférieure. Il avait un air songeur, comploteur même.

— À quoi ressemble-t-il, ce type dont tu m’as parlé ?

Bill répondit d’un ton ferme :

— Écoute-moi, Jonathan, reste avec ta mère. Ne pense même pas à ça, tu m’entends ? Reste à l’écart de tout ça.

— Tu m’as dit qu’il était très gros et sentait mauvais.

— Bon Dieu, mon garçon, je suis encore ton père et je te fouetterai le…

— Il a bien des dents pourries ?

Bill fixa son fils, puis opina lentement.

— Il se trouve dans le Gold Pan, annonça Jon. Avec un autre type. Ils sont arrivés juste après nous et le premier type parlait très fort à cause de la mare de sang dans la boutique.

— Une mare de sang ?

— Il y a eu une bagarre et un mec a défoncé le nez d’un autre. Il y avait du sang sur tout le carrelage, et ce gros type l’a vu et a dit à son pote de… de… heu… (Il ferma les yeux pour mieux creuser sa mémoire.) Il a dit un truc comme… « assure-toi qu’elles ne viennent pas ici, sinon ça risque de les rendre folles ». Un truc de ce genre.

Bill s’approcha de son fils. Il était soudain tendu.

— Tu les as revus ? Où sont-ils allés ?

— Non, je ne les ai pas revus. Je n’en sais rien. Je suis ressorti dans le parking après qu’on nous a installés à une table, parce que…

Jon se pétrifia, dents serrées.

— Parce que quoi ?

Alors, Jon expliqua qu’il avait aperçu une fille derrière la vitre, une fille avec de grands yeux et une peau pâle. Elle avait ensuite disparu à une vitesse surprenante.

Bill attrapa son fils par les épaules.

— Écoute-moi bien, mon garçon. Tu vois mon visage ? Tu vois ma peau ? Tant que tu seras ici, n’approche personne qui me ressemble, homme ou femme. Tu évites tous ceux qui ont l’air malade ou simplement un peu louche, tu as compris ?

Bill pressait les épaules de Jon en le secouant légèrement. Les yeux écarquillés par la peur, l’adolescent opina de la tête.

— Et ne te promène pas tout seul. Reste avec ta mère… et… quel est son nom déjà ? Son ami ?

— Doug.

— Ouais… Reste avec eux. Et surveille tes sœurs.

— Je… je ne te reverrai donc pas ?

Bill prit son fils dans ses bras et murmura :

— Je resterai ici. Je veillerai sur toi. Je ne serai pas loin. Tu… oui, tu me reverras peut-être, dit-il en mentant. (En fait, il ne voulait plus revoir son fils. Cela lui faisait trop mal.) Peut-être… Allez, va ! Retourne dans le restaurant et excuse-toi auprès de ta mère pour ton absence.

Il donna une tape dans le dos de Jon, le fit pivoter vers le restoroute et le poussa gentiment en avant.

Au loin, une sirène lançait son hurlement funèbre.

Après quelques pas, Jon se retourna :

— Va, va donc ! Et mange ! On mange bien ici, tu te souviens ?

Jon acquiesça puis, tête baissée, courut vers la porte du restoroute.

Bill le regarda disparaître dans le hall bondé de monde, puis il se détendit, ne cherchant plus à masquer le poids qui l’écrasait. Ses épaules s’effondrèrent et il oscilla un peu sur ses jambes, trébuchant d’un pas pour garder l’équilibre.

Ensuite, il se dirigea vers les fenêtres du restaurant en se faufilant entre les véhicules, mais en prenant soin de rester dans l’ombre. Quelques semaines après avoir contracté sa maladie, il avait découvert qu’il pouvait rester invisible aux yeux des autres. Les ténèbres étaient devenues son élément naturel, et elles l’attiraient comme un requin aime les eaux profondes. Dans l’ombre, il devenait ombre et se déplaçait avec plus d’agilité, sans avoir besoin de respirer ou de cligner des paupières.

À présent, il avait retrouvé les ombres et les suivait machinalement. Il évoluait aussi silencieusement que le sang coulant dans une artère. Parfaitement invisible, il s’approcha à quelques centimètres de la première fenêtre du restaurant.

Des clignotements bleus et rouges le firent brusquement pivoter. Une voiture de police s’engageait dans le parc de stationnement.

Sans doute à cause de la bagarre, songea Bill en se retournant à nouveau vers la fenêtre.

Il repéra vite Jon, qui zigzaguait à travers la foule ; il le suivit, se déplaçant avec fluidité à travers les ombres et se retrouva ainsi devant la fenêtre qui l’intéressait.

Ils étaient tous là. A. J., Dara, Cece et… Doug. Bill se demanda comment sa femme et Doug avaient fait connaissance. Il n’avait jamais vu ce type, mais il aurait bien aimé savoir si A. J. l’avait connu avant qu’ils ne se séparent. Et même s’ils avaient couché ensemble… Doug était-il la raison pour laquelle A. J. n’était pas rentrée au bercail ?

Jon se glissa à côté de Cece et de Doug, puis se figea brusquement. Il gardait les yeux rivés sur un point derrière A. J. Buste penché, lèvres entrouvertes, il était comme pétrifié, les fesses à moitié soulevées de la banquette.

Bill suivit son regard. Dans le box suivant étaient attablés deux hommes. Gras et laids. Ils mangeaient salement, mastiquant avec bruit, la bouche ouverte. De la nourriture coulait aux coins de leurs lèvres.

Les frères Carsey…